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Les sapeurs sont-ils les nouveaux ménestrels noirs ?

Réflexion sur la Sapologie 

Le mouvement culturel congolais de la Sapologie n'est plus à présenter. Ses adeptes, dits "sapeurs" ou "sapologues" pratiquent l'art de "bien se saper", en s'inspirant plus ou moins des dandys européens du XIXe siècle.

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Si l'origine du mouvement est encore mal connue, d'aucuns s'accordent à dire qu'il est né et a été popularisé dans les années 1960 à Brazzaville puis à Kinshasa, avant de se développer ensuite dans les diasporas congolaises de France et de Belgique.

Il s'agissait pour les sapologues d'imiter le colonisateur en mimiquant son style vestimentaire et ses manières pour s’attirer l’attention et l’admiration de sa communauté. Fortement combattu dans le Zaïre des années 80, avec l’interdiction du costume cravate, suite à la « zaïrianisation » instaurée par le président Mobutu, en rejet à l'impérialisme occidental ; aujourd'hui la Sapologie est plus populaire que jamais

 

Décriée par certains comme véhiculant une image dégradante et grotesque de la communauté congolaise et africaine en général ; elle est en revanche encensée par ceux qui préfèrent y voir une manière drôle et décomplexée de conjurer les difficultés du quotidien et d'assumer et revendiquer une certaine marginalité dans une société de plus en plus codifiée. 

 

Dans tous les cas, le mouvement ne laisse personne indifférent et s'est imposé ces dernières années sur la scène culturelle mondiale en s'invitant dans le cinéma, la musique ou encore les plus grands podiums de mode. 

 

Mais à observer de plus près les célèbres parades des sapologues, on ne peut s'empêcher de noter la similitude flagrante avec une autre forme de spectacle tout aussi burlesque mais beaucoup moins sympathique : les « minstrel show » américains, spectacles musicaux créés dans les années 1820 et qui de triste mémoire ont fait les beaux jours de l'Amérique raciste et ségrégationniste. Ces célèbres numéraux chantant et dansant, à vocation comique 😒 étaient 

interprétés d'abord par des acteurs blancs qui se noircissaient le visage (blackface), puis, surtout après la guerre de Sécession, par des Noirs eux-mêmes. 

Mais au-delà de l'avilissante pratique du blackface qui avait pour but de caricaturer les traits physiques des personnes noirs, le « minstrel show » s'attachait surtout à peindre un portrait dévalorisant de la personnalité même du noir. Ainsi le personnage du « Coon » (abréviation de racoon [raton laveur] et synonyme de nègre) était dépeint comme paresseux, idiot, mal fagoté, ne sachant pas s'exprimer et cherchant à tout prix à singer l'homme blanc par un accoutrement et un langage qui se voulait sophistiqués, mais qui bien entendu tournaient au ridicule. 

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Hauts de forme, costumes bigarrés aux couleurs criardes ou dépareillées, accessoirisés par des parapluie, cigares, ou autres cannes. Le tableau ressemble à s'y méprendre aux fantasques exhibitions des sapologues, où l'emphase est mise sur la gestuelle et l'exagération dans la présentation des vêtements, le tout accompagné de commentaires ubuesques, déclamés dans un français volontairement pompeux, pour décrire les marques ou les matières dans lesquels les vêtements et accessoires ont été confectionnés. 

 

Difficile ici, de ne pas faire de parallèle entre le Sapologue et le Coon paresseux et excentrique du « minstrel show », d'autant que l'un des reproches les plus fréquemment fait aux sapologues est celui d'encourager la fainéantise et le matérialisme tapageur, car bon nombre d'adeptes de ce mouvement vivent de faibles revenus qu'ils dilapident dans l'achat de vêtements et accessoires de luxe hors de prix. 

 Comment alors expliquer ces similitudes ? Simple hasard ou inspiration malencontreuse ?

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Il est vrai que le Congo Kinshasa noue depuis longtemps des liens culturels étroits avec les États-Unis qui, ont fait de ce vaste territoire un véritable pré carré américain, en utilisant la CIA pour torpiller le processus d'indépendance par l’élimination du révolutionnaire Patrice Emery Lumumba et l’installation au pouvoir du président Mobutu. Le Congo-Kinshasa est d'ailleurs aujourd’hui encore le seul pays d'Afrique francophone où la population utilise le dollar américain dans ses échanges du quotidien

Mais culturellement aussi les liens entre le Congo et les États-Unis sont nombreux. Rappelons d'abord que la majorité des esclaves qui ont été déportés d'Afrique vers les Amériques venaient du bassin historique du Kongo ; et il existe à la Nouvelle Orléans une place emblématique dénommée "Congo Square", symbole de cette histoire. Cette place publique qui a marqué l’histoire de la traite négrière dès l’époque de la Louisiane française, était à la fois une plaque tournante où se tenait le marché aux esclaves, mais aussi le lieu où ils étaient autorisés à se réunir ponctuellement pour exalter en chant et en danse leurs souffrances les plus profondes mais aussi leurs espoirs les plus fous. Le lieu aujourd'hui bordé par un magnifique jardin publique baptisé Louis Armstrong est un véritable site historique, emblématique de la Culture Afro-américaine

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Mais pour en revenir à Sapologie et ses possibles influences américaines, rappelons que la scène culturelle et musicale congolaise, dans les années 1950 et 60 a été grandement marquée par l'ère du Jazz afro américain. De célèbres formations musicales congolaises comme OK Jazz, ou African Jazz, incorporaient le mot Jazz à leur nom, alors même qu'elles faisaient de la rumba. Et le terme « jazzeur » désignait à l’époque une personne élégante, en référence aux tenues de scène des musiciens de jazz.

 

Or dans le même le temps, les spectacles de Jazz américains noirs restaient fortement empreints de l’imaginaire des blacks minstrel show. En effet, des musiciens et chanteurs afro américains ont pu devenir des artistes reconnus grâce aux spectacles de ménestrels noirs, qui promouvaient le talent en chant et en danse des acteurs. Et pendant longtemps les artistes afro-américains ont été confrontés au dilemme de plaire au public blanc et avoir du succès en faisant le Coon, tout en sachant que cela perpétuait des stéréotypes racistes sur les noirs. Cette forme de représentation a fortement impacté l'industrie du spectacle américain en véhiculant des stéréotypes négrophobes forts. Certaines mimiques et gestuelles restant perceptibles même chez de grandes légendes noires du jazz telle que Louis Amstrong surnommé Satchmo (littéralement Bouche de Sacoche) qui exagérait toujours un large sourire lors de ses représentations. Or ce large sourire « pearly white » toujours accroché au visage est un des traits caractéristiques du personnage du Coon, associé au stéréotype présentant les Noirs comme des personnes naïves, sans éducation, toujours souriantes et très portées vers la musique. 

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L’impact culturel du jazz et ses représentations sur la société congolaise, est d’ailleurs superbement illustré par la tournée historique qu’effectua la légende du Jazz Louis Amstrong en terre congolaise en 1960. En effet le célèbre trompettiste fut désigné ambassadeur culturel des Etats-Unis par le gouvernement américain, qui organisa une tournée africaine mémorable, pour se rapprocher des Etats nouvellement indépendants. Passant par Brazzaville, il se rendit à Léopoldville (aujourd’hui Kinshasa) accueilli comme un roi, paradant dans les rues, avant une entrée magistrale dans le stade Baudouin, transporté symboliquement pour l'occasion sur un trône de chef, tenu par des congolais en tenues traditionnelles. Le célèbre groupe African Jazz mené par Joseph KABASELE dit le Grand Kalle, (père de la musique congolaise moderne) immortalisa l’arrivée de l’immense artiste en lui composant une chanson de bienvenue et en le rebaptisant chaleureusement « Satchmo okuka lokole » du nom d’un instrument de musique traditionnel congolais. The Satchmo ira même jusqu'à se produire dans la province du Katanga en pleine crise de sécession, où une trêve d’une journée a été observée pour que les belligérants puissent assister à la performance ! Une prouesse dont Armstrong se ventera plus tard, racontant avoir arrêté une guerre civile.

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Toute cette émulation et cette fascination des Congolais pour la modernité noire incarnée par les figures de jazz, ainsi que le ce contexte d'interconnexion culturelle avec les États-Unis ont-ils inspiré à certains congolais le goût d’une Sape aux accents burlesque ?  On ne saura jamais vraiment quelle a été l'inspiration qui a nourrit l'imagination des concepteurs de la Sapologie.

Le succès rencontré par le concept doit toutefois pousser ses adeptes à s’interroger sur le fonds du message qu’ils tiennent à véhiculer. De même que les minstrel shows en leur temps, rencontraient un large succès auprès d’un certain public, la popularité de la Sapologie aujourd’hui ne contribuent-elle pas à la perpétuation de certains clichés ? Chacun reste libre d'en juger. Mais cela peut en tout cas ouvrir une réflexion plus profonde sur l'évolution du dandysme africain moderne. N'est-il pas temps que les codes de l'élégance africaine s'affranchissent totalement des références eurocentrées pour se réinventer dans des formes et matières plus originales et surtout plus authentiques ?  

 

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DKM

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26 Février 2024

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